Et de six (partie 2) : De l’importance de l’inutilité.

Voici venu le temps des cathédrales du second article de cette série. Après le précédent qui était une énorme définition du Fusil de Tchekhov, celui-ci sera plus fondé sur une opinion et une réflexion personnelle. Tout ici est donc à nuancer, à considérer.

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Non, ça c’est un nuancier et ça n’a rien à voir ici.

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(Certes le propos de l’ouvrage est autre, mais il faut rendre à César ce qui est à César)

Je voudrais déjà faire un retour sur un livre que je n’ai pas pu lire et pourtant qui a initié ma réflexion sur le sujet, il y a déjà quelques années de ça.
Trivia : à la fac, nous faisions chaque année avec des amis un « Père Noël surprise » ou « Secret Santa » dans la langue de Jane Austen. J’avais pour l’occasion offert ce livre (ci-contre) à un ami. Et bien que je n’ai pu le lire, son propos m’avait fortement intrigué. De ce point, j’ai commencé à reconsidérer l’importance de l’inutile dans ma vie et, in extenso, dans mes histoires.

First thing first : pourquoi tout doit servir ? 

C’est la première question qu’il faut se poser ici. Il faut comprendre la raison de cet utilitarisme à outrance dans les narrations avant de s’y opposer. Et la réponse est en vérité assez simple.

Tout a un coût. 

Insérer un mot de plus dans une histoire, insérer un plan de plus dans un film, ajouter un élément dans un décor, une ligne de texte pour les acteurs, tout ça a un prix. Et étant donné que les budgets ne sont pas illimités, si tout a un coût, alors par corollaire nous pouvons dire que tout doit servir.

Je traduis la surabondance du Fusil de Tchekhov, du set-up/pay-off par une rationalisation économique des histoires. On ne peut tout faire et tout dire dans un texte ou sur un écran (bien que des écrivains l‘aient fait fin XIXe). De fait, on se limite au nécessaire, que ce soit au budget ou à l’histoire. On rationalise et on rend au plus cohérent son histoire, sans chercher à aller au-delà.

Certains le font avec succès, d’autres moins (comme Ant-man avec la scène du Tank.). Et en soi, ce n’est pas cette rationalisation que je condamne, c’est plutôt ce qu’elle entraîne. Rationaliser des outils, des budgets, des efforts est louable et nécessaire. Toutefois, à trop le faire, on perd en spontanéité et en saveur. Tout n’est plus que calcul millimétré pour coller au réel et le tableau en devient alors fade et ne ressemble même plus au réel.

Parce qu’il faut savoir une chose

La réalité est irréaliste. 

Quoiqu’il arrive, des choses sortent de nulle part, nous tombent sur le coin de la tronche, et la vie est friande de Deus Ex Machina et d’improbabilité inimaginable.

« Oh tiens, je sais justement allumer un feu comme ça, avec mes dents. Vous ne saviez pas ? Bon en même temps, c’est pas le genre de truc que tu annonces comme ça faut dire… »
Ben oui. Vous imaginez quelqu’un l’annoncer entre le fromage et le dessert ? Quand aurait-il pu présenter un tel talent sans se faire rabrouer ou moquer ? 

La vie est faite de pur incongru et ne s’attache pas à la cohérence que vous lui apportez. La vie ne s’embarrasse pas de savoir ce qu’a écrit Tchekhov et si tout a bien été préparé en amont. Elle bouscule, fait apparaître des choses comme par magie dans votre vie ou un pan de celle-ci.

Le rapport avec l’inutilité.

Tout ça pour arriver à mon point finalement. Pour rendre une histoire plus réelle, plus profonde, plus réaliste, il faut (à mon sens) de l’inutile.

C’est l’inutile qui va meubler votre monde et lui donner une saveur particulière. Des choses qui seront amenées ou décrites ne serviront à rien d’autre qu’à être amenées ou décrites. Et c’est important. Certains me rétorqueront que c’est déjà leur donner une utilité puisque cela sert à étoffer le monde.

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Mais c’est déjà beaucoup en comparaison de ce qui se fait aujourd’hui. On ne voit souvent dans les histoires que ce que le ou les personnages découvrent, comme si le monde environnant n’existait pas et que celui exposé ne tournait que pour leur histoire. C’est insuffisant pour rendre une histoire tangible, pour rendre un monde crédible.

BREF

Ce que j’essaie d’exprimer au travers de cet article, c’est qu’il faut laisser plus de place à l’imprévu dans nos histoires, à l’incongru. Il faut redonner à l’inutilité ses lettres de noblesse au sein d’une oeuvre narrée.
Laissez des événements surgir de nulle part parfois, présentez des choses qui ne servent à rien, tel un gadget de vide-grenier dont on n’arrive à savoir pourquoi on l’a acheté mais qui reste pourtant là, en évidence sur notre étagère. 

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Moi j’ai bien une pierre de couille et un vieux pin’s Guerlain sur mon étagère. Ça n’a aucun sens, mais c’est là. Et ça le restera

Je conclurai cet article par deux points :

Tout d’abord, l’inutilité dépend du format. On ne peut se permettre autant d’inutilité dans un épisode de 45 min que dans un livre de 1000 pages. C’est évident, mais j’y reviendrai dans le troisième et dernier article.

Enfin, je me permets d’aborder sur quelques lignes L’ « uncanny valley ». Théorisé par Masahiro Mori en 1970 et s’appliquant à la robotique, c’est une théorie énonçant que plus un robot ressemble à un humain, plus les humains l’apprécieront, jusqu’à un point où la ressemblance sera telle que les humains seront repoussés par ce robot ou cette entité.  Je me permet d’appliquer un parallèle avec l’écriture ici. Il faut savoir doser l’inutile pour ne pas alourdir ou rendre malaisante une histoire, savoir où se situe le point où notre recherche du réalisme se fait trop aux dépends de notre récit.

Une histoire n’a pas à être un miroir de la réalité ou d’une réalité.

Bosi.

P.S : Je suis sûr que cette vidéo vous sera inutile.

8 réflexions sur “Et de six (partie 2) : De l’importance de l’inutilité.

  1. Ping : Et de six (partie 3) : L’un, ou l’autre ? – BOSI

  2. Je considère que tout est utile… mais pas forcément comme on le pense. Ce n’est pas forcément utile pour l’intrigue, mais ça peut approfondir un personnage, participer à une ambiance ou au worldbuilding, désamorcer une tension etc… Tout ne doit pas forcément être utile à l’intrigue elle-même. (Sur ce que tu dis de la spontanéité, c’est pour ça que je ne suis pas contre les Deus, à condition qu’ils ne soient pas trop nombreux. Le hasard, ça existe. Tout dans la vie n’est pas prévu ou prévisible).

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      1. Oui, d’où la fâcheuse tendance actuelle à raccourcir les bouquins >< N'étant pas dans cette tendance à l'écrémage absolu, je doute de pouvoir publier mes romans via ME, mais tant pis. Ce n'est pas quelque chose que j'apprécie en tant que lectrice, donc c'est pas une raison pour que j'écrive de cette façon^^

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  3. J’ai profité de mon tour sur ton blog pour relire cet article. Il me parle toujours autant ! Je trouve aussi que les oeuvres actuelles, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques, sont trop souvent raccourcies. Pour ce problème de valeur dont tu parles, mais aussi de temps… Notre génération est trop pressée. Nous voulons absolument voir la fin du film ou d’un livre sans en apprécier le cheminement. Et c’est tellement dommage ! Il y a tant de petites scenettes qui ne « servent à rien » mais qui, pour autant, permettent de se rapprocher d’un personnage ou de découvrir une autre facette d’un monde différent…

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    1. Content de voir que tu apprécies mon article et qu’il te parle 😀
      Je suis d’accord… Prendre le temps, réapprendre à le prendre semble nécessaire pour apprécier une oeuvre dans sa totalité 🙂

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  4. Olivia Billington

    Qu’est-ce qui est vraiment inutile, au juste ? Pas toujours évident de le savoir… Pour ma part, je pars du principe que si ce que j’écris m’ennuie, ce n’est pas utile. Pour le reste, c’est à la relecture qu’on peut décider.

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